terça-feira, novembro 14, 2006

Le Sujet - Patrick Nerhot

CONFERÊNCIA GULBENKIAN > QUE VALORES PARA ESTE TEMPO?
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Le sujet
Patrick Nerhot
La fin du sujet. La thèse est connue. Avec Nietzsche, pouvions nous déjà observer ce phénomène et puis, plus tard aussi, dans la phénoménologie allemande ou française. La thèse signifie, en particulier, tout à la fois mort de Dieu, fin de la science telle que la Modernité l’aurait pensée, fin de la représentation politique, mort des Lumières, fin de la vérité, fin de l’histoire. Etc.
Ce que je me propose d’esquisser devant vous c’est très précisément l’inverse; ainsi, vais-je montrer que parler de la mort du sujet comme de la fin de la métaphysique, du reste, est une authentique absurdité.
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Qu’est-ce que la question du sujet? Il nous faut partir d’assez loin, même si cela pourra sembler un peu ressassé sinon inutile, pour penser «notre temps».
De par notre culture, le christianisme, l’humain est «à l’image de», à l’image de Dieu, l’humain est «créateur». Parce que à l’image de Dieu, la vérité du monde est une pensée de la similitude, et non pas des similitudes. Il faut savoir distinguer, dès lors, la vérité qui montre la similitude de la simple imitation qui ne montre rien.
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Quelle question pose la question du sujet? Celle de la vérité.
Comment dire le faux, comment penser le vrai? Quand je doute, je ne doute pas que je doute. Il est ainsi erroné d’opposer la certitude au doute. Sans vouloir traiter directement de cette question du doute ici, disons que toute pensée est pensée d’une immanence d’une part, ce qui signifie tout premièrement et pour ce qui regarde la question de méthode d’autre part, que tout énoncé est énoncé vrai. Nous allons y revenir. Ce qui peut sembler ici paradoxal c’est que penser, pourtant, ne peut consister qu’en la seule représentation du-ce-que-je-ne-sais-pas; penser, en effet, n’est jamais la pure répétition du ce-que-je-sais: comment un énoncé peut-il, par conséquent, être «énoncé vrai» du moment qu’il interroge le savoir à partir du ce-que-je-ne-sais-pas?
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La mauvaise méthode est ainsi celle qui conçoit l’erreur comme une absence de vérité; l’erreur n’est jamais en relation d’absence avec la vérité en ce sens l’erreur est toujours erreur précisément par un rapport à la vérité, l’erreur est toujours un témoignage de vérité. Nous pouvons, en effet, toujours dénoncer l’erreur car si ce n’était pas le cas il ne s’agirait plus d’une erreur mais d’une croyance quelconque dont le statut serait indéfinissable.
L’immanence ne peut qu’être une structure nécessaire au penser. Premièrement, un raisonnement est tel parce que c’est toujours en vérité que nous raisonnons mais, deuxièmement, cette vérité nous ne la détenons pas, elle reste comme fugitive à elle-même pourrait-on dire et alors même qu’elle est constitutive de notre savoir. Lorsque je dis, en effet, ignorer quelque chose, cet énoncé par lequel je dis ignorer est savoir de cette ignorance et nullement l’ignorance qui témoignerait d’elle-même. Par cette ignorance énoncée, un savoir est composé qui, par définition, n’est pas ignorance. Connaître, par
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conséquent, est-il nécessairement pensée en vérité mais la vérité d’une sorte d’ordre inférieur puisque en effet connaître n’est jamais la possibilité de dire pourquoi l’on sait ce que l’on sait (seulement le comment), de dire le vrai de la vérité de ces énoncés.
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Pourquoi le «libre arbitre»? Le «libre arbitre» est la possibilité du faux: ce dernier se manifeste dans un rapport spécifique avec ce qui est constitutif de vérité et précisément ce rapport fait qu’il est toujours dénonçable. Connaître, cette pensée d’un ordre inférieur, parce que ce n’est jamais l’énoncé du vrai de la vérité (cet énoncé nous est inaccessible), porte en lui, inéluctablement, l’erreur mais aussi ce qui l’en protège, le transcendant, nous voulons dire la possibilité de penser la bonne raison d’une raison qui pourtant ne s’énonce pas, d’un indicible donc mais qui n’est pas de l’ordre de l’impensable sinon la raison elle-même ne se comprendrait pas.
Parce que la raison ne peut prétendre accéder à cet ordre supérieur du connaître, tout acte cognitif peut assurément, ainsi que nous le disions en préambule, reporter la grande question du connaître qu’est la similitude à la plus banale des imitations. C’est là, du reste, le drame de notre connaître: le faux peut se proclamer au nom du vrai. Reproduire, par exemple, par simple imitation un phénomène naturel, c’est-à-dire dont je ne possède pas la clef, laisse croire que je maîtrise ce phénomène naturel. Mais reproduire n’est pas accéder à la vérité du monde. Qu’une vérité soit «à l’image de» l’humain signifie qu’elle ne sera accès au divin que par la seule pensée de l’humain: ainsi ce n’est que par la dénonciation du faux, parce que imposture, c’est-à-dire fausse similitude, que je défends, que j’affirme, le vrai: s’ouvre le champ de bataille de la question des lois du monde.
Le problème évidemment, nous le percevons vite, est que nous sommes, dès lors, encerclés dans une espèce de conspiration du faux: si, parce que l’humain est «à l’image» du divin, l’éphémère montre l’éternité, si la connaissance est vérité par similitude et que ces savoirs sont suspendus à une «volonté», (nous reviendrons sur ce terme) c’est-à-dire ce libre arbitre qui sanctionne ce statut d’«humain» qui est le nôtre, alors le vrai peut sembler n’avoir guère plus de poids que le faux: l’imitation, en effet, peut se concevoir comme vérité transcendantale du monde au titre de la re-production et l’agir aveugle, qui est celui de l’imitation, peut-il se proclamer auto-fondateur.
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La question de la «volonté» est sans doute la question parmi les plus fines de la philosophie du christianisme en ce que, par cette question, doit être exprimé l’inexprimable, l’impensable dans sa spécificité même, «Dieu» mais qui, pourtant, est au principe même de tout penser. La question de la «volonté» est, en d’autres termes, la question de l’immanence, en ce qu’elle traduit très exactement ce que penser veut dire: tout savoir est représentation par le ce-que-je-sais du ce-que-je-ne-sais-pas; tout savoir, par conséquent, ne peut consister en un penser que dans la seule expression de la certitude, le ce-que-je-sais. Mais, si penser n’est pas exprimer des tautologies, c’est en ce que cette certitude est toujours représentation par le savoir du non-su.
Parce que je ne puis dire Dieu mais simplement représenter par mon savoir, penser est représentation de l’Altérité, rapport à l’Autre, jamais rapport à soi: la pensée de l’humain est «libre arbitre». Cela ne veut pas dire libre de pensée, entendu comme si j’étais libre de me raconter ce que bon me semble parce que, précisément, énoncé d’un «je» , c’est-à-dire ce par quoi un «je» est « je », par rapport à soi, présence à soi. Non. Le « libre arbitre » est le statut d’une condamnation, l’impossibilité de dire l’absolu; le «libre arbitre» est la forme de l’immanence qui dit que le monde est mystère, mais qu’il n’est pas impossible de connaître. Le «libre arbitre» ce n’est pas la possibilité de penser la vérité du monde par ce «je» qui serait par rapport à soi, pure présence à soi, libre de croire ou de ne pas croire en Dieu. Le «libre arbitre» sanctionne un statut, traduit une condamnation qui est la nôtre, de ne pouvoir énoncer l’ordre «supérieur» de la vérité, de ne pouvoir accéder à l’absolu. Le «libre arbitre»
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sanctionne une impuissance, impuissance de la raison mais qui sait pourtant qu’il y a le vrai de la vérité (qui ne s’énonce pas).
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Le «libre arbitre» témoigne de l’inexprimable, il n’est ni lieu ni temps, il est l’humain c’est-à-dire rapport à l’Autre, impuissance de la raison qui n’est pas impossibilité de savoir. Si le doute est ce mode par lequel mes connaissances sont soumises à la question, c’est en ce qu’il est ce mode de penser par lequel ce qui fait que raisonnant je raisonne n’est pas un emprisonnement dans la certitude (qui ramènerait alors toute pensée à une tautologie). Si le doute est mode de penser c’est, en effet, en ce qu’il porte le savoir à une représentation de l’inconnu. Si la question du savoir est la question du doute c’est aussi en ce que je suis condamné, emmuré, dans la prison de la certitude qu’ est un énoncé, tout énoncé, savoir en vérité. Il est en effet impossible que ces mots qui s’imposent au nom de notre pensée puissent et dans leur évocation même, témoigner du faux pour celui qui les énonce. Nos énoncés sont d’étranges plénitudes, ils sont comme des bruits qui seraient sourds à eux-mêmes; nous voulons dire incapables d’entretenir, en tant que langage, un connaître comme rapport à l’Autre, incapables d’être comme étrangers au langage qui serait comme étranger à lui-même. Quelle pourrait être, en effet, cette ruse du langage qui abuserait l’acte d’énonciation et très exactement dans ce qui le constitue? Pourtant le sens n’est pas rapport à soi.
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Le doute est la pensée de la certitude. Cela signifie que penser est une transcendance selon laquelle ce qui est principe n’est jamais auto-fondement: la certitude, en d’autres termes, est l’impuissance, d’une part, de cette raison qui ne peut dire l’immanent: impuissance, d’autre part, condamnée à une transcendance qui reste trompeuse. Mais Dieu s’est fait «à l’image de» l’homme. Le doute demande à la connaissance si ces évidences par lesquelles elle connaît le monde sont l’apparaître de cet invisible, immanence qu’exprime la similitude, ou si elles ne sont au contraire que de pauvres imitations, gestualité d’une perception dénaturée, vision d’un faux, c’est-à-dire de ce qui n’est pas vérité. Dieu s’est fait «à l’image de l’humain»: l’immanence est ce qui fait que quand je doute je ne doute pas que je doute, que tout acte cognitif est pensée vraie et alors même qu’une telle pensée n’est pensée qu’en tant que représentation de ce que je ne sais pas; l’erreur, ou le faux, n’est jamais l’absent du vrai, disions nous, l’oubli de la vérité: elle est erreur, c’est-à-dire cet Autre qu’on ne sait pas lire, qu’on ne sait pas voir ou, pire encore, simple rapport à soi, cet Autre que l’on nie.
Mais alors, comment le savons nous qu’il s’agit bien de la vérité? Par la vérité elle-même qui est immanente, Dieu lui même. Pourtant, cette vérité que nous savons par la vérité elle-même n’est jamais connaissance de Dieu, au sens de «jugement» (de Dieu). Non, mais elle est «à l’image de», elle est vérité par similitude, elle transcende. L’humain est doté d’un oeil intérieur qui voit l’invisible. La transcendance est regard sur l’invisible, percevoir ce qui «n’est pas» dans ce qui «est», elle est percevoir la présence d’une absence (Dieu immanent). Nous pouvons assurément penser la question de la vérité comme la question métaphysique mais cette dernière n’est en rien la métaphysique de la présence.
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Regard sur l’invisible, percevoir le ce qui «est» dans ce qui «n’est pas», pensée métaphysique de la présence d’une absence, l’erreur peut investir le corps de la vérité dans tout acte de penser. Quels sont, en effet, ces signes qui montrent l’invisible et qui ne peuvent même pas être élevés au statut de la trace puisqu’il n’y a ni temps ni lieu? Le signe ne peut-il être qu’au principe du faux? Nous voulons dire, percevoir est-il source d’erreur par ce par quoi il montre? Cela est impossible car si le perçu constitue une simulation de la vérité, cette simulation ne peut être qu’imparfaite, «simulation» précisément, car sinon elle ne se distinguerait pas de ce qu’elle entend simuler; la simulation serait le percevoir de la vérité elle-même! Dans la monstration même, par conséquent, le percevoir ne peut-il aucunement être faux car dans ce cas
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il serait impossible de distinguer le faux du vrai. Ceci serait parfaitement absurde puisque la notion du savoir n’est pas celle d’une indicible vérité mais celle au contraire d’énoncés qui sont tels parce que toujours constitués en vérité: quand je doute je ne doute pas de douter.
La question du percevoir est ainsi la question majeure puisqu’elle est cette formalisation du sens pour laquelle une inaccessible immanence va fonder une connaissance qui, et alors même qu’elle ne saura jamais juger de l’immanence (ou Vérité), saura toujours dénoncer le faux.
Si la question du sujet est la question de la vérité, c’est parce que le vrai et le faux sont la pensée d’un «libre arbitre» qui veut que l’humain ne peut juger (de Dieu) alors même que son jugement est jugement de vérité. Ainsi, l’humain se construit comme «sujet» qui est une forme de la rétention (conscience, mémoire), ce qui signifie «à l’image» du divin (présence d’une absence); qu’il est, en d’autres termes, la forme à travers laquelle s’énonce ce qui est vrai, ce qui est faux. Le «sujet» est la transcendance d’une immanence.
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Simuler veut dire faire apparaître ce qui «n’est pas » (soit «volontairement» soit «involontairement»); un regard sur le monde peut être un regard non inspiré lorsqu’il est au principe d’une lecture erronée de la vérité du monde. Mais les choses corporelles ne simulent pas, contrairement aux choses humaines. La transcendance n’est jamais la traduction d’une pensée qui serait auto-fondatrice car jamais le jugement est jugement sur Dieu, de l’immanence, il est tout juste ce par quoi je sais que je ne sais pas. Imitant, je ne connais pas ce que je re-produis, la simulation est regard aveugle sur le monde. Je puis tromper mais ceci ne signifie en rien que, ce faisant, je manipule la vérité du monde. Je ne fais qu’abuser d’autrui, ce qui signifie faire croire précisément que c’est par ma capacité d’accéder au vrai que j’active le faux, c’est-à-dire que j’arrive à faire passer le faux pour le vrai. Mais c’est en cela pourtant que je dis le faux. L’immanence n’est pas de l’ordre du jugement. La vérité résulte d’un savoir où le ce-que-je-sais est représentation du ce-que-je-ne-sais-pas. Le «libre arbitre» en d’autres termes est pensée de l’Altérité, rapport à l’Autre, jamais rapport à soi, présence à soi, qui n’est ni la condamnation à l’ignorance ni la condamnation à dire toujours le même. La vérité est pensée de la similitude; cette transcendance qui ouvre à l’immanence.
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Le «libre arbitre» n’est pas la possibilité de nier Dieu, de croire en rien, encore une fois, et qu’ offre l’imitation ou la simulation. Le «libre arbitre» est savoir par similitude, il est la possibilité d’une perception dont la raison seule ne peut rendre compte puisque, précisément, il s’agit d’un percevoir dont la vérité est immanente. Je suis ainsi condamné à croire en une bonne raison de la raison : je suis dès lors dans un ordre de vérité dont le vrai ne résulte pas d’une seule capacité de jugement purement transcendant. Savoir est par conséquent ma seule capacité de dénoncer le faux mais au nom du vrai. Une pensée rationnelle est donc bien une pensée du «libre arbitre» car la vérité est ce vrai «au-delà» de la pensée par laquelle le vrai se reconnaît. L’erreur n’est pas l’alternative au vrai, son opposé; l’erreur est la pensée du vrai qui refuse l’altérité en ce qu’elle ramène la similitude au même.
Le faux est errance, c’est-à-dire jugement erroné, tromperie, simulation. Le sujet est une forme, c’est-à-dire ce par quoi l’indicible est de l’ordre du pensable. Il est transcendance d’une immanence, représentation de l’indicible: «volonté». Une phénoménologie dès lors se construit et qui voit la pensée de la vérité nourrir le concept de faux : on n’échappe pas à la vérité, on peut soit exprimer une impuissance vis-à-vis d’elle (qui est l’ignorance ou ce savoir qui se reconnaît comme tel) soit ne pas la rechercher soit, pire encore, la feindre.
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La question de la vérité est donc une question métaphysique: ce qui «est» par ce qui «n’est pas». C’est là le seul mode rationnel de penser (pour) l’humain, également de penser le divin, «à
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l’image de». La question de la vérité définit l’erreur: elle consiste en un raisonnement qui conçoit ce qui vaut comme phénomène non pas comme la présence dans la représentation d’une absence, ce qui serait correct, mais comme simple absence. Le phénomène est présence d’une absence car si l’humain est monstration de l’ «être» alors Dieu, qui ne se montre pas, est monstration d’un «non être»: le faux est la pensée du non vrai «à l’image de» Dieu, pensable comme «non être» c’est-à-dire présence d’une absence. Le phénomène n’est ni présence, présence à soi, rapport à soi, ni absence, absence à soi, néant, mais présence de l’absence.
Le faux par conséquent n’est pas de l’ordre d’une raison que la raison seule dénoncerait; le faux consisterait dans ce cas en une pensée de l’en-soi qui, d’elle-même et parce que telle, affirmerait ce qui relève de son essence, la vérité. Pensée hautement improbable, espèce d’ontologie substantialiste et auto-référentielle. Et contradictoire! Le faux est pensée, en vérité, de vérité, d’une vérité qui reste indicible dans ce qui constitue son vrai, se témoigne d’un chemin immanent qui n’oriente pas vers le lieu d’un en-soi. Encore une fois le faux témoigne du vrai en ce qu’il n’y a pas de faux sans vérité. Le faux n’est pas errance mais un retour de la pensée à elle-même comme en soi alors que le retour ne s’accomplit que par le seul rapport à l’Autre. Si le faux, en clef théologique, est un péché c’est en tant que non rencontre de l’Autre: c’est-à-dire comme si une transcendance ne devait rendre compte que d’elle-même, comme si un savoir pouvait exclure l’immanence, comme si la « volonté » était pur en-soi, un « je » pur.
Ce n’est pas la recherche de l’en-soi, retour à soi par la formalisation d’une pensée du même, imitation, qui est pensée de la vérité mais tout au contraire le transcendant du soi, qui n’est pas transcendance pure. Le sens comme rapport à soi serait un dire inaudible, une simple résonnance sourde, une lecture aveugle. Ce retour comme rapport de la pensée à ce qui la constitue n’est pas une pensée de l’en-soi, n’est pas une pensée du même, de l’identitaire parce que à-soi, mais transcendance d’une immanence, c’est-à-dire découverte, inconnu: rapport à l’Autre par la pensée de la similitude. Ce retour à soi est à l’opposé le plus absolu du sens comme écriture du même, il est tout au contraire la pensée de l’inconnu auquel je peux accéder par la seule pensée. Ce retour-à-soi comme rapport à l’Autre est la pensée du non-su par le ce-que-je-sais, le retour-à-soi est la pensée de l’Autre qui n’est pas (simple) différence.
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Mais alors, qu’est ce que penser? Dire le ce-que-l’on-ne-sait-pas par le ce-que-l’on-sait. Il est inutile d’invoquer ici la figure du temps. Le plus fabuleux dans l’aventure du sens ce n’est certes pas qu’il se dévoile «dans» le temps ( !?) mais qu’il témoigne de l’inconnu. On n’ «accède» pas, par la raison, à la vérité puisque la vérité n’est jamais cet externe au raisonnement et qui le guiderait parce que tel. Par contre, la raison est ce par quoi se montre la vérité et dont le phénomène est le seul langage. Sinon qu’est-ce que serait un raisonnement? Le langage de la déraison demeure monstration de vérité par le langage de la raison qui élabore en vérité ce langage de la déraison. Répétons, encore et toujours, que l’énoncé «je doute» dit que je ne doute pas que je doute. Un énoncé est expression d’une certitude dans la positivité même qui le constitue comme énoncé. L’acte de langage condamne à cette certitude, en particulier lorsqu’il dénonce l’incertitude du langage. L’énoncé, avons-nous dit, est de l’ordre de la vérité. Penser est bien la constitution de ce-que-l’on-sait: si penser est un défi du savoir, c’est que penser est la manifestation d’une vérité toute exposée par le langage mais dont le vrai de la vérité demeure indicible non pas impensable.
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Le sujet c’est ce concept par lequel le vrai de la vérité interroge, la forme qui porte à l’indicible qui n’est pas l’impensable, le vrai de la vérité, la transformation des formes qui accède à des formes nouvelles et qui sait l’inconnu, vérité «supèrieure». Le sujet, dès lors qu’il prend la forme du «libre arbitre», est la formalisation d’une vérité dont le vrai n’est jamais la pensée de l’auto-fondement. Le libre arbitre est ainsi donner au vrai la forme de l’humilité, concevoir le vrai comme le vrai d’une vérité qui demeure
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«supérieure», immanente. Le libre arbitre est il alors «sujet», volonté entendue comme humilité: il est le plus radicalement étranger à une formalisation d’un en-soi, à l’affirmation d’un absolu, un «je». Le «libre arbitre» est la contestation radicale de toute idée de puissance, il est un aller vers, pensée d’un moi dans la seule rencontre de l’Autre.
Structure du penser
Qu’enseigne la possibilité du jugement et tel que nous venons d’en parler? Que la pensée est pensée de ce qui est principe et fin, pensée de l’immanence. Comment se pense l’immanence? Je me réfère ici au «judaïsme» et au «christianisme» car si l’acte rationnel de penser est celui de la transcendance d’une immanence, il faut identifier au sein de ce qui constitue notre culture le référant symbolique à partir duquel se construit la vérité du monde. Judaïsme et Christianisme, précisément, indiquent l’éphémère comme ce par quoi l’invisible, ou secret du monde, se montre. La pensée de l’éphémère est traduite par cette toute première métaphore du judaïsme et du christianisme qu’est la métaphore du passage.
Qu’est-ce que le passage? Un mode de représenter le sens de deux façons: comme une impossible continuité (la «fin» est indicible tout comme le «début») ou comme un effacement (un oubli). Pour le dire simplement, la métaphore du passage exprime de façon spécifique la pensée d’un avant après qui est l’essence même, la plus pure spécificité, de tout penser humain. Un des énoncés le plus immédiat de cette structure du penser: de ce qui précède ce qui suit est suivant. Enoncé faussement trivial ainsi que nous allons le voir. La difficulté méthodologique que pose un tel énoncé est qu’il interdit toute représentation spatiale, nous avons mentionné l’impossible continuité et l’effacement, alors que, ainsi que nous le savons, tout acte cognitif est par nature représentation de l’espace. Nous sommes de nouveau dans la métaphysique et la métaphore du passage exprime que tout savoir est transcendance. Ce qui suit est suivant dans l’écriture d’un ce-qui-précéde parce que ce qui précède n’est pas pensée de l’oubli; il faut au contraire penser la métaphore du passage de la façon suivante: le sens «est» par ce qui «n’est pas». Nous retrouvons la question du sujet telle que nous l’avons posée et qui nous vient de la pensée de cette structure avant après.
Ce qui «est» manifeste le sens mais dans une forme de l’être qui n’est pas rapport-à-soi, présence à soi. La question métaphysique n’est pas celle d’une métaphysique de la présence. La métaphore du passage ne peut être une pensée de l’oubli, de l’oubli en soi qui serait dès lors pensée du néant, c’est-à-dire «absence à soi». La métaphore du passage exprime clairement la structure du penser avant après hébraico-chrétien.
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Qu’est-ce que connaître? Dire l’inconnu dans la forme même qui est celle du comment le connu se conçoit. Encore une fois, la métaphore du passage indique que le sens est formalisation d’un ce-qui-«suit», mais le ce-qui-suit n’est suivant que par l’écriture d’un-ce-qui-précède, c’est-à-dire formalisation d’un avant par un après conçu comme ce qui passe passant. L’avant est toujours, et n’est jamais que, l’avant d’un après. L’après est ce par quoi le sens est sens, il consiste en un ce qui-passe-passant. La question du sens est ainsi toujours la seule question de l’après1, ce que l’on nomme communément futur. Si donc le sens est sens dans ce-qui-passe-passant, ce qui est au principe du sens est tout sauf «être» et dont la manifestation phénoménale serait la stricte manifestation de cet être même, son étant. Le ce qui «est» pose par principe un impossible défi au penser puisque l’être n’est tel que comme traducteur d’un indicible, ce qui «n’est pas» dit-on alors.
Le signe montre («est») en ce qu’il montre par ce qu’il «n’est pas». L’éphémère est le signe de l’éternité, la transcendance est transcendance d’une immanence. Nous tenons là le concept de temps. Le signe est lecture d’un avant après, passé-futur, «histoire».
Ainsi, le mortel est sens par transcendance, il montre l’immortel. En brusquant un peu le rythme de notre raisonnement et ceci pour faire plus court, nous pouvons faire allusion à la «succession temporelle». Il est ce mode par lequel l’on perçoit quelque chose
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qui n’est que par «succession», précisément un mode par lequel le signe n’est pas signe par cette perception qui serait simple recevoir (telle une écoute, tel un son); il est, par conséquent, ce par quoi un signe est signe sans que pour autant il n’y ait la possibilité de ce qui serait son support, ce par quoi, ce sur quoi, il est trace; ce qui «n’est pas», donc, reporte à une matérialité nullement nécessaire pour qu’il y ait «trace», quelque chose de direct à l’acte de percevoir ce qui «n’est pas» reporte ainsi à une conception du signe hautement spécifique.
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Pourquoi la mémoire? Inscription d’un avant après, la mémoire est une représentation spatiale qui se nomme «temps». La métaphore du passage indique que connaître est connaissance du limité2, le passage n’est, en effet, passage que dans la seule pensée de la limite, le limité, transcendance d’une immanence (la limite) selon laquelle l’avant n’est que l’avant d’un après. La mémoire s’oppose à l’oubli car si l’oubli est, par essence, absence la mémoire, quant à elle, est présence d’une absence (immanence). Encore une fois, le sens « est » par ce qui «n’est pas». Cette structure du penser est dans son essence rationnelle et elle peut porter absolument une pensée religieuse, une théologie. La mémoire est manifestation de l’immanence (la question de l’après) : si tout est passage mais si ce qui est sens n’est sens que de l’immuable, alors la question de la mémoire sera cette question du sens qui n’est tel que par une rétention «à l’image de» l’immuable. Le point de méthode est de faire de cet avant après une manifestation d’une rétention, qui organise, en d’autres termes, ce qui est de l’ordre de l’humain dans son lien avec ce qui est de l’ordre du divin, de l’immanent plus généralement. L’éphémère est représentation spatiale (le limité) mais «à l’image du» divin, l’immuable ou infini, pensée du temps: la durée est cette représentation spatiale qui montre du temps, le phénomène de l’éternité.
Si le phénomène qui montre la vérité du monde se nomme «durée», c’est en ce qu’il témoigne que ce qui est sens est sens par rétention, unique mode de penser le passage. La mémoire atteste ce qui «n’est pas» par ce qui «est»: elle est l’expression la plus authentique du sens comme présence d’une absence. La mémoire n’est pas la présence d’un passé mais la présence d’une absence, ce qui est tout différent. La mémoire n’est pas un passé c’est-à-dire un présent puisque, quelque part, détenu, retenu; elle est rétention d’un ce qui passe-passant, témoignage d’une pensée métaphysique seule à même de disposer la représentation de la question du sens. La question de la mémoire est la question métaphysique; en théologie par exemple, elle porte l’éphémère à l’immuable, à partir d’une représentation spatiale de ce qui «n’est pas», la durée est cet espace de la pensée métaphysique. La mémoire est la pensée du début (indicible) et de la fin (indicible) qui ne sont donc pas l’impensable, et qui témoignent de l’éternité.
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Hébraïsme, christianisme : la pensée de la fin n’est en rien un «toujours déjà» qui serait début ou principe. La métaphore du cercle est radicalement inconciliable avec la métaphore du passage. Notre grande surprise est pourtant de constater que bien peu de philosophes savent penser correctement ces deux métaphores. C’est pourtant par la pensée de cette essentielle distinction que nous pouvons comprendre en quoi le christianisme pétri d’hébraïsme s’éloignera essentiellement et définitivement de la pensée des Grecs. Le début n’est tel, ainsi que la fin, par le seul passage, ils sont la pensée d’un passage qui consiste précisément en la formalisation d’un «début» et d’une «fin» (avant après).
Ce que nous nommons hébraïsme, christianisme, c’est ce mode tout spécifique, encore une fois, qui qualifie l’avant après de la structure du penser. Précisément, cet avant après qui est le nôtre n’est pas grec. Une telle structure supporte indifféremment une spéculation profane ou religieuse, le plus difficile est de savoir la comprendre dans son essence c’est-à-dire dans sa rationalité pure. De cette dernière témoigne la question du sujet. Les termes de «mémoire», de «conscience», le «je», en sont les manifestations, ils en témoignent en ce qu’ils représentent le retenu dans ce-qui-passe-passant. La mémoire, par exemple, est ainsi l’écho d’un monde disparu et à venir (avant après), elle
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est ce par quoi le passage n’est pas errance, elle est la transcendance d’une immanence. Pour cette raison, précisèment, nous parlons du penser hébraico-chrétien, la question du sens est une question métaphysique non pas d’une présence mais d’une présence de l’absence : la rétention n’est en rien rapport à soi et il est par conséquent faux de penser le sujet comme auto-fondateur, la rétention est sens, ce qui signifie rapport à l’Autre. Présence d’une absence. Mémoire et conscience sont une synonymie.
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Que le sujet ne soit en rien auto-fondateur n’exclut certes pas que le sujet n’est pas créateur. N’est-il pas, du reste, humain « à l’image de » Dieu, le Créateur ? Cette création est liberté (volonté) car je peux toujours m’abuser en suscitant une beauté qui n’est pas harmonie, qui ne serait, en d’autres termes, que l’expression d’une création qui ne témoignerait que de ma seule «volonté». Le «libre arbitre» n’est pas un arbitraire. Ce faisant, j’abuse de ma capacité de jugement en la liberté qui est mienne d’accéder à l’harmonie. La création trompeuse n’est jamais qu’une imitation malhonnête de l’ordre immanent mais, précisément, en ce qu’il imite il est trompeur. Je puis aussi m’abuser, faire croire que je peux, par moi-même, concevoir la mesure de ce qui est vérité du monde : que le pur rapport-à-soi soit l’aune de la vérité du monde, pour le dire différemment.
Parce que l’humain ne peut accéder à l’immanent, au divin, le «sujet» est nécessairement «liberté. Cette liberté est traduite par la métaphore du passage: je ne puis avoir la vision de la totalité parce que cette totalité ne s’ouvre que dans le passage et ce passage n’est qu’une perception de ce-qui-passe-passant, jamais perception, dans cette forme qui est le passage, de la totalité (immobilité, éternité). Par contre, penser le passage c’est penser ce qui «est» par ce qui «n’est pas», c’est représenter l’éternité. Par conséquent, la mémoire est rétention c’est-à-dire présence d’une absence, le passage n’est pas errance, la rétention est ce socle du jugement par lequel la vérité s’énonce: ce-qui-passe-passant, ou temps, montre l’éternité.
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Conclusion brève – La question du sujet est la question de la vérité, ai-je voulu démontrer. La question du sens, pensée métaphysique mais non d’une métaphysique de la présence (qui avait sans doute, elle, quelque chose de grec) mais d’une présence de l’absence. La question du sens n’est pas la question de l’être comme rapport-à-soi, «je», «conscience», «mémoire» mais celle d’un impossible à soi précisément mais de l’ «être» dans ce qui «n’est pas», pensée de l’Autre ou altérité. La conscience, la mémoire sont transcendance parce que rétention, ce qui signifie ce qui «est» par ce qui «n’est pas», présence d’une absence. L’âme, ce qui «n ’est pas» est au principe du sens parce que représentation du divin à l’image de l’humain et se manifeste alors dans ce qui «est», ce qui signifie dans ce-qui-passe-passant. L’âme dit que Dieu est présent, rétention ou mémoire si l’on préfère, d’une structure du penser avant après, d’une pensée d’un impossible présent , présence à soi mais pensée d’une présence de l’absence. Le temps est le témoin de notre pensée métaphysique, la représentation d’un «début» et d’une «fin», qui consiste en la compréhension d’un effacement.
Ainsi, qu’est-ce que la raison? Ce qui fait que l’humain est libre dans la dénonciation du faux qu’est l’imitation; s’il le veut, il peut accéder à cette vérité de l’effacement mais il est condamné à être libre en ce qu’il peut rabaisser la similitude, que saisit l’immanence, à la vulgaire imitation qui le fait alors démiurge, maître de soi, maître du monde parce que dans l’ignorance profonde de la vérité du monde.
(Footnotes)
1 La plus grave trahison que cette question philosophique essentielle aura dû subir tout au long du XXème siècle est cette tentative de penser cette structure avant après par l’idée d’un «après coup», de Husserl à Freud jusqu’à Heidegger, Derrida et autres. C’est essentiellement absurde.
2 Si la limite est indicible c’est parce qu’elle est immanente, le limité quant à lui est le transcendant. Nous ne pouvons traiter ce point ici; la limite, un indicible, est cet impossible dire le naître ou le mourir, c’est-à-dire le vrai de la vérité ou immanence.